Childe Wynde

Le château de Bamburgh, où demeuraient les rois du Northumberland, était d'apparence austère, perché sur un promontoire de granit à l'extrémité d'une vaste grève, un petit village niché contre ses flancs. Pendant un certain temps, ces lieux déjà lugubres se transformèrent en un foyer de douleur et de désolation. Cela survint avec le second mariage d'un souverrain qui vivait au temps jadis.

Ce roi était veuf et fort vieux, et il avait deux enfants. Son fils, Childe Wynde, guerroyait au loin lorsqu'on célébra les nouvelles noces. Sa fille, la jeune et charmante Margaret, fit bon accueil à sa future belle-mère.

La nouvelle châtelaine, d'une beauté froide et de manières hautaines, était aussi, disait-on, de nature cruelle. Lors du banquet, son attitude distante provoqua la surprise des courtisans. Quand les chansons succédèrent aux libations, la faveur générale allait à Margaret, et des comparaisons furent établies entre elle et l'épousée, peu favorables à la dernière.

La nuit venue, alors que tout le monde reposait au château, la reine se mit à l'oeuvre. Alourdi par la bonne chère et les vin généreux, le roi ronflait. Elle se faufila dans la cour éclairée par la lune et traça sur le sol de mystérieux symboles en murmurant des incantations.

Peu après, Margaret s'éveilla, un goût bizarre dans la bouche, les membres étrangement lourds. Une faim terrible la tenaillait. Quelque chose brilla dans la pénombre. C'était une patte griffue, recouverte d'écailles luisantes qui brillaient sous la lune. La jeune fille eut un frisson d'horreur car la patte fit un bond dans sa direction. Elle poussa un cri rauque qui n'avait plus rien d'humain et roula au bas de son lit. Alors la grande queue, dont elle était désormais dotée, s'agita furieusement, fracassant au passage tous les meubles de la pièce. A la fin, le dragon nouvellement né, épuisé par tant d'émotions, s'écroula sur le sol et s'endormit.

Le lendemain, dans le clair matin, le château se remplit de cris et de lamentations. Poussé par la faim, le dragon qu'était à présent devenue Margaret s'était glissé au bas des escaliers et avait pénétré dans la cour, où parvenait l'odeur d'un troupeau de moutons paissant dans le voisinage. Dévalant la colline, il s'était précipité et avait fait des ravages. A présent rassasié, il se tenait enroulé autour d'un éperon rocheux appelé Spindlestone Heugh pour jouir de la tiédeur du soleil matinal.

Les gens étaient terrifiés. On prit conseil de sorciers; ceux-ci dénoncèrent la manoeuvre criminelle de la nouvelle reine et indiquèrent le moyen de rompre l'enchantement. 'Si vous voulez voir Margaret reprendre son apparence réelle et la reine recevoir un juste châtiment, envoyez chercher Childe Wynde au-delà des mers', conseillèrent les sorciers.

Ainsi fut fait, bien que le roi, diminué par l'âge, eût refusé de croire à la méchanceté de son épouse. Le dragon demeura, présence redoutable et méphitique, mais il cessa de ravager les troupeaux en contrepartie d'une ration quotidienne de lait. C'est tout ce qu'on pouvait faire, car personne ne savait comment arracher l'âme de Margaret à sa prison d'écailles.

Outre-mer, la nouvelle parvint à Childe Wynde. Il réunit ses compagnons et fit voile vers l'Angleterre, à bord d'un navire en bois de sorbier, bien connu pour sa résistance aux puissances du mal. Mais un adversaire suscité par les pouvoir magiques de la reine attendait les guerriers. Lorsqu'ils furent en vue des remparts crénelés du château, un spectacle effrayant s'offrit à leur yeux. Toute une théorie de lutins dansaient sur la crête des vagues, ombres informes presque invisibles n'étaient-ce leurs dents éblouissantes et leur yeux flamboyants. Ils firent cercle, tels des chauves-souris, autour du grand mât. mais la quille d'aubier remplit son office et ils ne purent endommager le navire. A la fin, épuisés, les lutins regagnèrent le creux des vagues et, ballottés comme des bouchons, virent le bâtiment gagner le rivage.

Mais la reine, seule dans sa chambre, mettait en oeuvre d'autre sortilèges. Le dragon déroula ses anneaux et se glissa vers la grève, répugnant à s'opposer au vaisseau dont il reconnaissait les pavillons, mais incapable de résister à son impulsion. Il se jeta à l'eau et, avec de puissants battements de queue, se porta au-devant du navire. Il donna du front contre proue. Il y eut un grand craquement et les rameur tombèrent de leurs bancs. A deux reprises, Childe Wynde et son équipage reprirent de l'erre et deux fois encore le dragon fit barrage. A la fin, Childe Wynde parvint à gagner sans encombre une petite crique assez éloignée du château. Il aborda sur une plage de galets et sauta à terre avec ses archers. Soudain, une compagnie de mouettes jaillit des dunes voisines et un épais brouillard enveloppa les hommes. Un museau squameux perça la brume, et l'on vit briller un oeil de la taille et de la couleur d'un citron, recouvert d'une lourde paupière clignotante.

Childe Wynde brandit son épée, ignorant que ce corps monstrueux servait de prison à sa soeur, et ses compagnons tendirent leur arc. Alors le dragon ouvrit la gueule et poussa un grand cri. Au sein du tumulte, Childe Wynde entendit distinctement la voix de Margaret qui lui indiquait le moyen de la sauver.

Le chevalier fit reculer ses hommes, rengaina son épée et, s'agenouillant devant la bête dont le souffle lui brûlait les joues et les yeux, il baisa à deux reprises les écailles vénéneuses tout près des crochets. Des lames affilées lui lacéraient la bouche, mais il donna le baiser final et le dragon se mit à dépérir. Son regard s'obscurcit et son corps se flétrit comme une feuille morte. Il ne resta bientôt qu'une enveloppe jaune et vide qui, à son tour, disparut. A la place, se tenait une mince jeune fille nue, la peau lisse et douce comme celle d'un nouveau-né. C'était Margaret. Childe Wynde s'empressa de la protéger de la brise marine en la couvrant de son manteau. Puis, accompagnés par les hommes d'arme, le frère et la soeur gagnèrent le château.

La joie fut à son comble lorsqu'ils arrivèrent, mais le jeune homme voulait terminer sa tâche. Il se rendit dans la chambre de la reine sorcière, dont les pouvoirs magiques s'étaient évanouis dès l'instant où la quille d'aubier avait touché la grève. Il la trouva tassée sur elle-même dans un coin de la pièce. Ses yeux brillèrent d'effroi lorsqu'elle le vit sortir de sa poche un rameau de même sorbier qui avait servi à la fabrication du navire, et elle se tassa plus encore sans proférer un son. Alors la baguette la toucha et elle poussa un long hurlement qui s'acheva en un coassement rauque. La reine avait perdu son apparence humaine et à la place se tenait, minuscule et tout ridé, un crapaud.

Childe Wynde recula, saisi de dégoût, puis il se mit à rire. Comme pour échapper à la moquerie, le crapaud bondit hors de la pièce, dégringola maladroitement l'escalier du donjon et alla se réfugier dans quelque trou de la cave humide. On ne le revit plus jamais. Seul un faible coassement douloureux jaillissait parfois des galeries souterraines.